De la ligne au trait ( Cueva de la Pileta y cueva El Castillo )

De la ligne au trait ( Cueva de la Pileta y cueva El Castillo )


Deux grottes espagnoles ornées au paléolithique :

la cueva de la Pileta, à Benajoàn en Andalucia ( environ 20 km de Ronda )

la cueva del Monte El Castillo, à Puente Viesgio en Cantabria ( 20 km au sud de Santander ).

Entre les deux, environ 1.000 km .

Je les ai visitées cet été 2007, la Pileta pour la troisième fois.

Je reproduis ici l'un des chefs d'oeuvre de la cueva de la Pileta ( seconde photo, en bas ) : dans ce qui est appelé " le sanctuaire Breuil " et qui n'est pas montré pendant les visites touristiques, se trouvent de nombreux animaux et motifs divers, dont la fameuse yegua pregnada ( la jument pleine ) que l'on voit ici. Il y aurait beaucoup à dire sur ce chef d'oeuvre, mais tel n'est pas ici mon propos.

Sous la patte arrière droite de la yegua, lègèrement à gauche, une tête de bovidé - c'est elle qui m'intéresse ici..

Observez la manière dont la nuque, au départ des cornes, a été traitée : au lieu d'un trait continu descendant qui eût figuré classiquement la nuque et le début de l'encolure de l'animal, l'artiste a opté pour trois traits courts, plutôt horizontaux là où il s'agissait de représenter une réalité plutôt verticale.

Il existe un bison peint, dans la cueva d'El Castillo, en Cantabria ( ensemble-photo du bas )

cueva el Castillo - bisonte

dont le front est traité exactement de la même façon : quatre traits courts plutôt horizontaux là où classiquement et traditionnellement le front était traité en un seul trait continu vertical.

Les deux dessins remonteraient au solutréen ( de -23.000 ou -20.000 ans jusqu'à -18.500 ou -18.000 ).

Que faut-il en penser ?

Tout d'abord, il faut souligner la liberté créatrice de l'artiste qui s'est départi d'un archétype, et être confondu devant cette solution plastique apportée par les artistes du paléolithique : passer du trait classique de l'encolure ou de la nuque à une figuration fragmentée de cet élément anatomique démontre que l'homme était capable alors de concevoir préalablement la manière de travailler - ce qui témoigne d'une utilisation de schéma abstrait précèdant la phase d'exécution - et surtout qu'il était capable de sortir des sentiers battus, du déjà vu et déjà fait, et qu'il prenait subitement la liberté et le risque de déranger : ce ne sont pas en effet trois traits horizontaux piqués par exemple sur la ligne classique figurant la nuque ou le front ( tels 3 poils ou 3 touffes de poils piqués sur l'encolure et qui seraient représentés la crinière ) mais trois traits plus ou moins horizontaux qui remplacent purement et simplement le trait classique rectiligne.

D'autre part, cette même solution plastique apportée pour un détail anatomique similaire ( l'encolure ou le front ) , quasiment à la même époque, et dans des grottes distantes de près de 1.000km, pose la question de la concertation possible ou non entre les auteurs.

Sans doute doit-on exclure qu'il s'agisse dans les deux cas du même artiste : si l'homme du solutréen était un cueilleur-chasseur, donc un marcheur patenté, il est admis qu'il se déplaçait sans doute dans un rayon assez large , mais il n'est guère pensable qu'il se déplaçait sur une telle de distance. On doit donc exclure qu'il puisse s'agir du ou de la même artiste, tout comme, pour la même raison, on devrait exclure que l'artiste de l'une des grottes ait pu voir l'autre et s'en inspirer 1.000 km plus loin .

On se trouverait ainsi devant un phénomème intéressant, mettant en évidence que les êtres humains, sans concertation entre eux, sont capables de mettre à jour les mêmes choses au même moment...

Cette hypothèse m'était déjà venue à l'esprit, avant d'avoir fait la découverte dont je parle ici.

J'avais ensuite trouvé dans LEVY-STRAUSS , Race et histoire ( Folio essais, p 65 ) , cette annotation dans laquelle j'ai cru pouvoir lire la confirmation de ce qu'il était possible que tel phénomème puisse surgir en même temps ou quasiment, en divers points du globe, sans que les hommes aient pu se concerter sur son apparition ou son invention

- je cite : "... la simultanéité s'apparition des mêmes bouleversements technologiques ( suivis de près par des bouleversements sociaux ) sur des territoires aussi vastes et dans des régions aussi écartées, montre bien qu'elle n'a pas dépendu du génie d'une race ou d'une culture, mais de conditions si générales qu'elles se situient en dehors de la conscience des hommes. "

On sait par exemple qu'au néolithique, un type d'expression pictural quasi similaire ou offrant en tous cas un grand nombre de similitudes est apparu dans des régions fort diverses, du levant ibérique ( il s'agit de larc méditerranéen allant de Barcelone à Almeria ) au sahara ou au Zimbabwe. Ou encore qu'en née pratiquement simultanément en Egypte et en Mésopotamie dans la seconde moitié du IVème millémnaire une certaine société rurale possédant une agriculture méthodique.

Mais ce qui semble établi pour de grands phénomènes, pourrait-il l'être pour des détails, comme ce traitement plastique innovant et audacieux des 3 ou 4 traits rompus qui remplacent le trait linéaire ?

Je n'ai évidemment pas les moyens d'approfondir cette question de chercher d'autres exemples...Mais peut-être d'autres pourraient-ils m'en apporter ?

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Commentaires

Bonjour JV!
Je découvre ton blog....suprême plaisir de le lire....!Les sujets abordés m 'interpellent...Redon (british vision à gand jusqu'en janvier)Picasso, De Staêl et Hodler .., putain (ah , tu emploies ce mot toi?je souris à ton commentaire) et les grottes paléolitiques(j 'ouvre TOUS les liens)
J 'apprend , je découvre grâce à toi...!je te connaissais et te devinais des talents.....; tes textes , tes explications et tes connaissances ....me le prouvent...!Tu es un homme extraordinaire.....continue ....je serai toujours une de tes lectrices , fidèle!

Je retrouve sur l'un de tes grands tableaux, composé de 9 panneaux, dans la partie supérieure gauche, ce qui me semble être un hippotrague. Cette grande antilope, appelée aussi "antilope-cheval" en Afrique subsaharienne, présente de longues cornes annelées recourbées vers l'arrière et sur l'encolure une crinière de poils raides. Aujourd'hui, son aire de répartition se situe au sud du Sahara et en Afrique australe. Bon, pas très pertinent, à première vue, car quel rapport avec les cervidés d'Europe? Mais mais... une chose en entraînant une autre, cette histoire d'hippotrague me remet en mémoire 2-3 petites choses lues autrefois dans les ouvrages de l'archéologue Henri LHOTE, qui a exploré le Tassili n'Ajjer à partir de 1934. Il a recensé la plupart des sites de cette région, située non loin de la frontière libyenne (rien qu'à Jabbaren, à 35 kms de Djanet, il a répertorié pas moins de 5 000 gravures et peintures où figurent en particulier ces fameux hippotragues). On connaît l'apport décisif des travaux de Lhote sur l'histoire du climat au Sahara, depuis le néolithique final: la datation des représentations artistiques de la faune sauvage (hippopotames, notamment), entre -4 000 et -2 500 indique que le Sahara était encore luxuriant à cette époque. C'est la période dite des "pasteurs à bovidés". (Celle du néolithique ancien [-6 600 à - 4 000] est très différente: elle présente des "personnages à tête ronde".)
Qui étaient ces "pasteurs à bovidés"? En croisant ses propres recherches avec les connaissances de l'érudit malien Ahmadou Hampaté Bâ, Lhote a réussi à élucider certaines peintures rupestres relevées dans le Tassili. Il les avait d'abord baptisées "les boeufs accroupis", ou les "boeufs schématiques" , parce que les pattes étant réduites à des moignons, il avait d'abord supposé que ces boeufs étaient couchés. Or, pour Hampaté-Bâ, il s'agissait tout simplement de boeufs dans l'eau. Il y a vu une llustration de la cérémonie du lotori, encore en usage aujourd'hui chez les pasteurs peuls du Macina au Mali,qui consiste à conduire les boeufs une fois par an au fleuve ou au marigot le plus proche, afin de les lustrer (chez les Peuls, une légende raconte que les boeufs sont venus de l'eau). [D'ailleurs, en souvenir de cette origine légendaire des boeufs, on pratique encore chaque année le "passage des boeufs" à Diafarabé dans le Macina, sur le moyen Niger.] Lhote ajoute qu'à l'examen des relevés de peintures du Tassili, Hampaté-Bâ avait été très surpris de reconnaître dans plusieurs scènes des thèmes relevant des traditions des Peuls Bororos.
De là à induire que les pasteurs de boeufs du Tassili étaient bien les ancêtres des actuels Peuls Bororo (dont l'origine était restée jusque là mystérieuse), il n'y a qu'un pas que Lhote franchit allègrement.

Voilà un petit éclairage sur l'intérêt historique et ethnologique que peut aussi présenter l'examen des fresques et peintures du néolithique!
Pour ceux qui aimeraient prolonger les recherches, il faudrait lire (ou relire) les textes d'Henri LHOTE, comme "A la découverte des fresques du Tassili" ou "Vers d'autres Tassili", et bien d'autres!

Jacques, pourrais-tu mettre ce fameux hippotrague sur ton blog (ce n'en est sûrement pas un, mais on peut continuer à rêver sur une très improbable connivence entre artistes sahariens et européens ! Ah! ah! quelle belle idée)
Viviane