L'art et le vide
L'art et le vide
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Pour Freud, c’est le manque ou la perte qui est à l’origine du désir : la perte de la Mère lors de l’épisode oedipien, qui pour Freud est à l'origine du désir sexuel, puis toutes les autres.
pertes ou manques qui jalonnent notre existence.
La perte et le vide constituent chez nombre d’auteurs les hypothèses à l’appui de leur tentative de compréhension de l’art et de sa fonction.
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Un essai de Darian LEADER (1), intitulé Ce que l’art nous empêche de voir , tourne autour du vol de la Joconde le 21 aout 1911 et du vide et de la perte qu’elle a laissés sur le mur du Louvre, provoquant alors un affluent très important de visiteurs qui venaient voir la place vide ( vidée ) de son tableau.
Je peins.
Mon atelier est situé dans le village, une ancienne grange, que je gagne en vélo quand le temps le permet.
Il m’arrive d’y aller, de ne pas y aller, de penser que je vais y aller demain ou tout à l’heure, de changer d’avis, et ainsi : de ne pas y aller, et d’y aller plus tard.
Arrivé à l’atelier alors que je pensais ne pas y aller, mais me disant que l’excuse qui m’en empêchait pouvait attendre ( d’autres fois, elle ne peut attendre et je n’y vais donc pas ) , je peins un , deux trois tableaux, commencés, achevés ou bien en route.
Je les regarde.
Que seraient-ils, eux qui sont là subitement sous mes yeux, si je n’étais pas venu à l’atelier, ou si j’y avais été plus tard ?
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Du vide ? Simplement du vide ?
Ils n’auraient jamais existé ?
Certains objecteraient avec bon sens que ce que je viens de faire en aller à l’atelier au lieu de ne pas y aller aurait peut ou pourra encore être fait au moment suivant c’est-à-dire plus tard : évidemment pas au moment où j’avais décidé de ne pas aller à l’atelier, mais plus tard au moment où j’allais décider cette fois d’y aller.
Justement pas : ma peinture n’existe que par rapport à l’instant où elle est faite. Disons, pour faire simple, que ce n’est pas de la peinture figurative : en ce cas, peut-être ( mais seulement peut-être ) pourrais-je achever l’anse de la cruche maintenant ou plus tard, peu importe, il suffit de reprendre cette anse là où je l’avais laissée la dernière fois. Pas pour ce que je peins, qui n’est ni figuratif, ni narratif, bref pour faire simple qui est, disons, abstrait.
Une espèce de chose sui generis, c’est-à-dire qui n’existe qu’au moment où elle est créée, et dont le surgissement est lié à cette minute-là, pas à une autre.
D’où cette constatation lancinante et un peu perturbante : je peins ce tableau et ce tableau n’aurait jamais existé si je n’étais pas allé à l’atelier.
Je ne vais pas à l’atelier, j’y vais plus tard : je peins et la peinture que je crée n’est pas celle que j’aurais créée si hier, ou il y a une heure, j’étais venu à l’atelier comme en un premier temps j’en avais eu l’intention.
Le vide de mon absence à l’atelier est proprement incomblable, c’est un vide absolu, qui ne peut et ne pourra jamais être évacué .
Les tableaux qu’ainsi je n’ai pas peints parce que je suis allé dans les bois, changeant subitement d’intention, n’existeront jamais.
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En revanche, ce tableau que je tiens entre les mains, et que je viens de créer parce qu’il y a une heure j’ai subitement décidé de ne pas aller à cette réunion mais d’aller à l’atelier, ce tableau-là est l’image du vide qu’il ne sera mais qu’il aurait pu être.
Convoquons Marcel Duchamp, toujours prêt à un bon coup et que je vois saliver à la lecture de ce qui précède : chaque fois que PICASSO crée une œuvre, j’ai décidé de m’abstenir d’en créer une.
Cette phrase est tout sauf une boutade.
Evacuons ses relents provocateurs.
Il reste ce que j’ai décrit plus haut : si Duchamp s’abstient - de la même façon que s’il avait décidé à ce moment ( ce moment étant ici le fait que PICASSO venait de créer ici une œuvre, et qu’il entendait à sa façon de fêter l’événement ) de ne pas aller à son atelier - s’il s’abstient donc, ce tableau qui aurait existé s’il ne s’était pas abstenu, n’existera jamais.
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(1) Petite Bibliothèque Payot, traduit de l’anglais, 2002
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Commentaires
Le livre de Darian Leader qui me tient depuis plusieurs heures, est vraiment passionnant et particulièrement "instructif" sur l'importance du vide dans le processus de la création de l'oeuvre d'art et peut-être aussi dans sa propre création ?!
Du coup, je suis re-venue au séminaire de Lacan intitulé "l'éthique de la psychanalyse" et à mes notes anciennes (voilà plus de 20 ans) et aussi à l'explication kabbalistique de la création du Monde qui serait le fait du retrait de YHVH et donc du vide ainsi laissé ... pour qu'apparaisse l'humanité!!!
Une petite question : vous peignez pour masquer le vide ? pour détourner le mauvais oeil ?
ou toute autre raison in-avouable ?