Putain
Putain
J' avais 12 ans quand j’ai vu les Canons de Navarone .
L’un des commandos, dans une sortie verbale musclée qui m’a marqué comme il est impossible de l’imaginer 40 ans plus tard, s’écrie alors que la décision est prise de partir à l’assaut des Canons « …oui nous irons sur cette putain de colline…détruire ces putains de canons... » et une troisième fois encore il ajoute le mot putain.
Ce fut à cet instant pour moi la consécration brutale, publique, officielle, de ce mot interdit que, pourtant, depuis, je n’ai jamais utilisé… jusqu’au jour où 40 ans plus tard, je faisais la connaissance d’un directeur de l’institut culturel français d’uneville lointaine, lequel directeur, homme courtois, élégant, chaleureux et grande gueule ( nous belges, nous aimons dire des français qu’ils sont grandes gueules, et cela n’est pas nécessairement méchant ) maniait avec rondeur et saveur le mot putain qui exprimait plutôt l’étonnement ou l’admiration qu’il ne qualifiait une espèce, il faut bien le dire, en voie de disparition. Ainsi petit à petit, comme à mon insu, je me suis mis à l’utiliser et, par exemple, j’avais à ma surprise pris l’habitude de m’exclamer avec ce mot lorsque, en vadrouille dans les Sierras andalouses, je tombais en arrêt devant un paysage . J’avais même conçu que ce mot, utilisé une fois, deux fois ou trois fois, comme les étoiles, servirait dans le guide des sierras que j’avais commencé à écrire, à distinguer les paysages en les classant selon qu’ils porteraient un, deux ou trois P…De ces mêmes P que les catalogues du Livre de Poche de mon adolescence utilisaient pour nommer certaine œuvre de JP Sartre ; personne en effet n’aurait à l’époque osé appeler une putain une putain, fût-elle respectueuse.Ce mot est donc devenu, au fil de ces tout derniers temps, un habitué de mon vocabulaire – mais pas vraiment de mon langage – et il lui arrive de surgir aujourd’hui impromptu - mais toujours fort à propos - , lorsque je suis confronté subitement ( ce caractère subit, inattendu et nécessairement fort étant tout à fait nécessaire à sa survenance ) à une forte surprise généralement d’ordre culturel et toujours esthétiquement remuante. L’autre soir donc, à pied dans Bruxelles, alors que j'allais souper chez mes fils, je remontais vers le haut de la Ville en passant par le mont des Arts ( tiens tiens).Subitement sous mes pieds, sur le bord du trottoir que j’allais fouler, un large demi cercle constellé de petites lumières : les pavés avaient été chacun percéspour recevoir une petite ampoule très brillante, le demi-cercle était bien dessiné, au pied d’une statue, mais les lumières étaient piquées çà et là au petit bonheur, comme les étoiles dans la nuit, et faisaient à la statue comme une mousseline de voie lactée. Ce genre d’intervention dans la ville, discrète et si juste, m’a plu et surpris.Au pied d’une statue, vous dis-je : la statue de la Reine Elizabeth.. Hoo, putain… ! Comme c’était beau, simple et beau.Puis après quelques secondes, le gros de l’émotion étant passée, ma voix haute dans la nuit de Bruxelles : « putain Majesté, ils n’ont pas raté votre traîne… »