ROTHKO à la Tate Modern jusqu'au 1er février 2009
ROTHKO à la Tate Modern jusqu'au 1er février 2009
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Elle l’avait laissé à la Tate Modern où il n’arrivait pas à se décrocher de ROTHKO, surtout les acryliques sur papier, et les acryliques sur toiles, 16 en tout, datant de 1969, quelques mois avant sa mort.
Pour entrer au salon de thé du Waldorf-Astoria, elle avait dû passer par le grand hall.
Passer près du piano à l’entrée du salon.
Sur le piano noir, un plateau avec une théière blanche, une tasse vide de la même porcelaine et sur une assiette brillante un bout triangulaire de sandwich dont il dépassait une petite langue de feuille de salade verte. Le pianiste portait un oeillet rouge au revers de son veston noir. Elle s’assit dans le salon dont seulement quelques tables étaient occupées ; petites lumières à abat-jour sur chaque petit marbre blanc et demanda un lapsang qui est un thé noir de Chine fumé à l’épicea frais. Elle se mit à écrire avec les toiles de Rothko dans les yeux.
Exposition ROTHKO ( 1903-1970 ) à la Tate Modern de Londres : The late series.
Jusqu’au 1er février 2009.
A l’entrée, au milieu de la 1ère salle : la maquette faite par Rothko du travail commandé pour le Restaurant Four Seasons du Seagram Building à New-York. De mémoire, il s’agit d’un travail pour lequel il peignit plusieurs grandes toiles, mails il arrêta, refusant l’idée que ses toiles allaient être accrochées aux murs d’ un restaurant fût-il l’un des plus prestigieux de la planète. Il négocia alors la cession de ces toiles à la Tate Gallery.
1ère salle toujours : de toute petites gouaches de 1958, comme des esquisses ou des préliminaires de certaines de ses grandes toiles et notamment pour le Seagram..
2ème salle : un seule toiles : Four Darks in Red , de 1958, qui vient du Witney Museum.
Placée sur une estrade et un gardien en permanence pour elle toute seule.
Dés l’entrée, le travail de Rothko vous prend à la gorge. Vous noue.
Quatre bandes horizontales de noirs différents , de largeurs différentes, un fond rouge, fond travaillé à y regarder de près.
Salle suivante, la 3ème : c’est l’accumulation qui surprend. Il y a là en effet, dans une très grande salle rectangulaire et sans âme, dans une lumière uniforme qui semble disgracieuse, 14 grands formats, dont deux ou trois très grands ( notamment les vermillons sur vermillon, qui viennent du Kawamura Museum du Japon ). Accrochés tous assez haut, trop haut à mon goût, éclairés pour certains avec difficulté, ils sont de loin et dans leur ensemble d’une polyphonie silencieuse et leur promiscuité dérange.
Il vous faudra donc un tête à tête singulier, un peu forcené dans la cohue des visiteurs, mais on est là pour cela, tête à tête singulier avec chacun donc pour en comprendre son langage et entamer avec lui un dialogue essentiel.
Il y a là le Black on marron , de 1958 et toutes ces toiles que l’on connaît plus ou moins, que l’on identifie immédiatement et que l’on croit reconnaître et qui pour moi ont quelque chose de fatal, ce mot devant être compris, comme la Lulu d’ Alban Berg, comme étant celle qui change le destin de celui qui la croise.
Trois salles sont pour moi capitales : celles qui mettent en scène le noir, ou serait-ce le marron, serait-ce plutôt le sombre ?
Une série de Black-form painting ( 1964 ) comme il les appelait, en les numérotant de 1 à 8 ( il y en a quelques-unes ici , 5 sauf erreur : carré noir sur fond noir ) .
Ensuite une série de 1969 d’acrylique sur papier grand format rectangulaire en hauteur : Brown and gray - brun au-dessus et gris en dessous – mais en réalité toutes les nuances du brown et toutes les nuances du gray. Avec pour chacun de ces grands papiers la liaison, la ligne de contact entre les deux rectangles de couleurs si opposées, de masses qui paraissent si inconciliables, de langages si étrangers, mais qu’il faut réunir, ou en tous cas rapprocher, et unir si c’est possible, si c’est bien cela la question – ou le problème.
Unir, ou désunir ? Que fait là Rothko ? Que cherche-t-il à faire de ce noir et de ce gris : que se passe-t-il à cet endroit où les deux mondes vont se frôler, se frôlent ? Certains de ces espaces infimes, à les bien scruter, sont retravaillés, d’autre sont tels que les a laissés le passage unique de la brosse à cet endroit.
Il s’agit de la même chose, du même mystère que celui auquel ROTHKO nous convie dans la dernières salle : celle de ses acryliques sur toile cette fois, également de 1969 : Black on gray.
Dans quelques mois Rothko dans son atelier se donnera la mort.
Dans ces dernières acryliques, où il s’agit également d ans chacune de mettre l’un sur l’autre dans la longueur de la toile cette fois ( et non la hauteur comme c’était le cas pour les papiers dont question juste avant ) un rectangle noir ( au-dessus ) sur un rectangle blanc ( en dessous ), se pose la même question : que faire, comment faire à l’endroit où les deux rectangles se rejoignent . Vont-ils se joindre, s’insupporter l’un l’autre, se repousser, s’épouser ? Que se passe-t-il pour ROTHKO qui doit régler ce problème, quelle réponse va-t-il y apporter ? A bien scruter de nouveau cette toute petite zone qui est comme la ligne à l’horizon entre la mer et le ciel, on voit le travail de ROTHKO : un vrai travail où il ramène de la couleur, la travaille à la verticale, l’étend, l’épaissit, brosse, revient, puis laisse finalement tel qu’on le voit, tel qu’il le voit peut-être encore au moment où il se donne la mort.
De Stael, 15 ans plus tôt, s’est vu confronté au même problème : que faire ( et comment faire ? ) à l’endroit qui est celui où la ligne d’horizon sépare l’eau de l’air ou la fait se rejoindre , que faire de cet espace où tout peut se jouer, drame ou comédie, mais quelque chose, à cet endroit, doit se passer – imparablement, fatalement – et c’est là l’illustration concrète pour moi de l’espace-clef du mystère de la peinture : tout se passe toujours dans ce frêle espace où les choses, les gens, la vie, vont se toucher, ou s’éviter en ne faisant que se frôler, manquer la fusion sans même la tenter, ou au contraire la manquer parce qu’elle est trop forte, ou encore : ne rien faire parce que les lèvres ne se touchent pas, les à-plat d’huile s’arrêtent juste avant comme si les lèvres s’évitaient, l’ourlet de la peinture du dessus ne touchera pas l’ourlet de la peinture du bas, l’ourlet comme celui des vagues, comme celui des lèvres. Le ciel ne rejoindra pas la terre- ou si peu, dans quelques cas.
Nicolas de STAEL, en 1969, est mort depuis 14 ans. Défenestré de son atelier.
ROTHKO, dont beaucoup pensent qu’il serait le peintre par excellence de la sérénité, du silence , de la paix et de l’harmonie , disait : « …il n’y a pas un seul cm2 de mes toiles qui ne soient le théâtre du plus grand combat.. »
De STAEL écrivait en 1954 peu de temps avant sa mort : « …ma peinture, je sais ce qu’elle est sous ses apparences, sa violence, ses perpétuels jeux de force, c’est une chose fragile dans le sens du bon, du sublime. C’ est fragile comme l’amour. Je crois, pour autant que je puisse me contrôler, je cherche toujours à faire plus ou moins une action décisive de mes possibilités de peintre et lorsque je me rue sur une grande toile, lorsqu’elle devient bonne, je sens toujours atrocement une trop grande part de hasard, comme un vertige, une chance dans la force qui garde malgré tout son visage de chance, son côté virtuosité à rebours, et cela me met toujours dans des états lamentables de découragement «
( Lettre à Jacques Dubourg , décembre 1954, Cat. Raisonné, 1997, p.1225 )
Là - bas, au salon de thé du Waldorf Astoria, elle a tout mangé, tout bu, tout lu – elle se lève pour aller le rejoindre.
Mais il est déjà parti, un peu perdu, oubliant son parapluie au Tate.